jeudi 2 mai 2013

Jusqu’au bout du continent
























Quarante-milles pesos. La carotte est un peu grosse. Soixante euros, c’est ce que demande l'agence touristique qui assure les traversées du lago O’Higgins. Arrivé au bout de la Carretera, il n’y a pas d’autres alternatives si l’on souhaite poursuivre l’aventure. On peut toujours rebrousser chemin, mais c‘est bien le grand sud qui appel le voyageur dans cette partie du monde.

Une fois sur l’autre rive, il s’agit de passer la frontière vers Argentine et de gagner la ville d'El Chalten par un trek de deux jours. Un an plus tôt, le même ticket coûtait moitié moins. Mais depuis que la région a été découverte par les amateurs de grands espaces, quelques entreprises profitent de l’absence de concurrence pour faire leur beurre. Logique et triste à la fois de constater que ce genre d’attrape-couillon existe même dans les lieux les plus reculés.

Mais beaucoup d’informations circulent entre les routards. Quelques jours plus tôt, deux chiliennes nous expliquaient qu’elles avaient réussies à faire descendre le prix de la traversée jusqu’à vingt cinq milles pesos. On va voir si deux franchouillards peuvent en faire autant. 

Quittant notre cabaña, nous tenons notre plan. Sur le petit bout de route menant au village, nous répétons les derniers détails : « Nous sommes à cours de cash … pas de banque à moins de quatre-cent kilomètres … » Voilà les (fausses) raisons qui font que nous ne pouvons pas payer la totalité des quarante-milles pesos.  

Arrivés dans le bureau de l‘agence, nous demandons à voir le patron. Baragouinant, nous lui expliquons le problème: « Nous sommes bloqués ici… Dormons dans un bois à la sortie du village pour ne pas payer le camping… si nous prenons deux tickets, nous ne pourrons plus acheter à manger… » Tout cela, notre interlocuteur à l’habitude de l’entendre. Nonchalant, il nous répond en désignant la machine posée sur le bureau. « Mais vous pouvez payer par carte ». C’est là qu’Arthur va faire preuve de ce que je suis bien forcé d’appeler « un petit éclair de génie ». Quelque chose d’assez rare pour qu’il soit important de le souligner.

« Nos cartes bleus sont bloquées jusqu’à la fin du mois ». Mais comment a-t’il pu inventer un truc aussi bidon ? Toujours est il que le pauvre bonhomme met les deux pieds dans le plat et nous regarde, oscillant l’air un peu gêné. « Dans ce cas repassés demain et on essayera d’arranger tout ça discrètement. » 

Le lendemain, nous avons nos billets à moitié prix. Et nous sommes bien contents de notre coup. On peut se demander si ce n'est pas accorder trop d'importance à cette histoire que d'en faire état ici. Tout ça pour de l'argent... Mais il s’agit là de notre toute première quenelle sous les hautes latitudes. Le début d’une longue série qui, à l’heure actuelle, n’a toujours pas pris fin. 



Quenelle Australe


Dans l’aube balbutiante, nous émergeons doucement. Encore à demi endormis, nous plions la tente et réunissons nos affaires. Les nuages s’enflamment quand nous enfilons nos sacs à dos et commençons à marcher vers le lac. L’embarcadère se situe à quelques sept kilomètres du village et une heure plus tard, nous sommes à bord de la lancha. Cap au sud, droit vers l’Argentine. 

« Plus grande est la solitude, plus fort est l’amour pour la patrie. » L’inscription est gravée juste au dessus de l’entrée du bâtiment de la douane chilienne. Trois carabineros vivent ici à l’année. En temps normal, ils sont cinq à surveiller la frontière, deux d’entre eux sont en permission.

A quelques pas de l’endroit où nous faisons tamponner nos passeports, les douaniers ont aménagés un terrain de football. Quelques pierres pour délimiter les lignes de touches et cinq ou six planches de bois clouées ensembles pour les cages. Le tout fait face à une poignée de baraquements délabrés. Vestige de l'époque où les familles suivaient le paternel jusqu'ici lorsqu'il se retrouvait muté. Aujourd'hui, ces hommes doivent composer avec leur solitude et l’immensité des paysages. Même si l’un d’entre eux nous avoue qu’au bout d'une semaine, montagnes, glaciers et lacs font pour ainsi dire partie des meubles. Mais comme le temps doit s'écouler doucement pour ces trois moines immergés dans leur retraite solennel. 

Pour nous en revanche, c'est l'affaire d'une poignée de minutes. Rien à déclarer, l'histoire est rapidement torpillée, nous repartons. Sauf qu'au lieu de nous diriger directement vers l'Argentine, nous avons prévu un détour par le glacier O´Higgins. Il se trouve qu'avant notre départ, nous sommes tombés sur un carte indiquant un trek de quelques jours (combien exactement, nous ne le saurons jamais) dans cette zone. 



Autour du lago O'Higgins, le no man's land.


En fin d'après-midi, nous avons fait une quinzaine de kilomètres. Pas autant que nous l'espérions. Il se trouve que nous avons totalement sous-estimé les distances ainsi que la rudesse du terrain. A plusieurs reprises, le chemin disparaît sous la végétation. Au fil de nos pas, il prend la forme d’un maigre sentier de chèvre qui se confond avec les nombreuses pistes d‘autres animaux. L'accident a lieu quant, en franchissant des broussailles, nous nous perdons de vue. Chacun a avancer dans une direction différente avant de s'apercevoir qu'il était seul. Impossible donc, de savoir clairement où nous nous sommes séparés.  

Nous pouvons toujours appeler à plein poumon et arpenter le périmètre en tout sens. Avec ce vent et ce dédale de collines, on pourrait être à trente mètres l'un de l'autre sans rien voir ni entendre. Et la nuit tombe, fatalement, avec son lot d'angoisse et d'inquiétude. A cet instant, il devient impératif de prendre une décision. D'autant que le fait d'être ainsi séparés pose plusieurs problèmes. Chacun porte en effet une partie de la tente qui est donc inutilisable si nous ne sommes pas deux. C'est moi qui porte le réchaud et Arthur ne peut donc pas cuisiner. Même si les vivres sont réparties à part égales entre nous deux.

Après avoir laissé un mots écrit sur du PQ, Arthur décide de retourner au poste de douane alerter les carabineros. De mon coté, je préfère attendre le lendemain pour rebrousser chemin. Avant d’étendre mon sac de couchage, j’appel une dernière fois en pensant que seul l'écho répondrait. Et voilà que deux voix s'élèvent de derrière des fourrées. Enfin ! Du monde ! De la vie ! Il n'y a pas d'estancias dans les parages, Arthur a donc du tombé sur des trekkeurs.

En réalité, le camarade n'est pas là. Je tombe sur Dale et Beck, un couple d'australiens que nous avons régulièrement croiser sur la route ces dernières semaines. Nous savions que ces deux là avaient prévus de faire la même randonnée, mais nous devions partir avec un jour d'écart. Coup de chance qu'ils aient décidés de changer leurs plans. De plus, Beck a trouvé le mots laissé par Arthur.

Le compadre trébuche dans l'obscurité, tombe, le voilà pris dans les ronces comme dans une toile d’araignée. En se relevant, il se répète en espagnol la phrase qu’il va devoir dire aux carabineros. Enfin, il aperçoit les lumières des baraquements. S’attendant à trouver un peu de réconfort, il se fait passer un sacré savon par les douaniers. Ces derniers sont furieux: nous aurions du leur signaler que nous partions en direction du glacier. Déposition, empreintes, photos… la nuit est déjà bien avancée quand un des militaires lui indique un lit où dormir quelques heures.

Un café au réveil, puis Arthur repart avec deux gendarmes sur le sentier. Une heure plus tard, soulagement: nous nous retrouvons au détour d’un bosquet. 





Mais quels enseignements tirer de cette histoire ? Nous avons commis une erreur en omettant d’informer les carabineros. De toute façon nous n’étions pas dans les meilleurs conditions pour randonner. Couchés tard, levés tôt, nous étions déjà fatigués avant de commencer à marcher. Dans cet état, on cède plus facilement à la panique. On tisse rapidement un scénario catastrophe digne d'une super production hollywoodienne. Alors on prend les mauvaises décisions, on piétine au lieu d’avancer. Sans Dale et Beck, je n’aurai jamais trouvé le message laissé par Arthur. En aucun cas il me serai venu à l’idée de chercher dans cette direction. 



Les carabineros nous laissent squatter un baraquement pour la nuit.


Nous restons au poste frontière chilien jusqu'au lendemain, le temps de récupérer. Puis nous repartons, cette fois en direction de l’Argentine. Une première journée de marche nous mène jusqu’à la Laguna del Desierto. Le lac s’étire tout en longueur, ouvrant la montagne en deux et délivrant ainsi un vue grandiose sur l’aiguille imposante du Fitz Roy. Vingt kilomètres couverts en quelques heures et nous voilà récompensés de nos efforts. Dix petites minutes suffisent à sortir une énorme truite de l’eau claire. Cette fois sa chair est rouge fluo. Quant on pense qu‘en élevage, on pique les saumons avec des colorants pour que leur viande anormalement grise retrouve son rose d‘origine.



Laguna del Desierto


Un sentier contourne le lago et permet de gagner la route d’El Chalten. Mais nous arrivons un peu tard pour attraper une voiture et bivouaquons donc une nuit supplémentaire au bord du lac. Le lendemain, à peine sorti de la tente et toujours en pyjama, nous péchons une autre truite pour le petit-déjeuner.



Cure d'oméga-3


El Chalten, la montagne qui fume. Si il faut reconnaître que le décor est impressionnant, avec ces immenses aiguilles de roche perçant les nuages, la ville en elle-même fait plutôt penser à une station de ski en été. La « capitale mondiale du trekking » se situe au pied du mont Fitz Roy, un ancien lieu sacré pour les indiens. Sauf qu’aujourd’hui, les travellers ont remplacés les autochtones. Vitrines de souvenirs, commerces branchouilles, bars de nuits… Et on maçonne encore pour construire de nouveaux hôtels afin de contenir l’intarissable flot de voyageur.



Loma del pliegue Tolbado, vue sur le Cerro Torre et le Fitz Roy, crayonné. 


Nous avions gagné la ville en levant le pouce et étions bien décidés à faire de même pour repartir. Deux heures d’attentes au bord de la route, trois voitures pleines… Nous allons devoir nous rabattre sur les bus. En Argentine, les transports coûtent très cher. Mais avant même que nous commencions à négocier, le conducteur propose de nous faire un prix ! Nouvelle quenelle donc. Direction Puerto Natales via El Calafate.

Puerto Natales c’est le camp de base. Une fois les provisions faites, les semelles affûtées, on boucle le sac à dos pour une semaine de trekking dans le parc national Torres del Paine. Encore une fois, si c’est une montagne magnifique, il ne s’agit pas là de la Patagonie solitaire tel que nous avons appris à la connaitre ces dernières semaines. Sur les circuits de randonnée, c’est l’embouteillage de touristes. Pour marcher seul, il faudra repasser.



Porté par le vent. Paso Paine, Aquarelle.


Et puis il y a le droit d‘entrée. Qui peut se permettre de payer trente euros pour se promener dans la nature ? Le fait est qu’il y a trente trois parcs nationaux au Chili, le Torres del Paine étant le plus fréquenté. L’existence des trente deux autres réserves est donc assurée grâce à l’argent orchestré ici. Mais la sur-fréquentation du lieu pose aussi de graves problèmes. Au fil du chemin, on traverse des hectares entiers de forets calcinés à cause d’incendies involontaires déclenchés par les marcheurs. Sans compter sur les lodges et refuges toujours plus nombreux, toujours plus conséquents, et qui rejettent leurs eaux usées dans les lacs et rivières du parc. Autant dire que dans quelques années, la Laguna Azul n’aura plus d’azul que le nom car sa couleur sera celle de la merde.



Six jours dans le Torres del Paine


Si le Torres del Paine permet de découvrir quelques trésors, ce ne sont que de bien maigres échantillons comparés à toutes les merveilles que la Patagonie peut offrir. Car comment apprécier la beauté de ces paysages autrement qu’en solitaire ? Comment ressentir la puissance organique palpitante dans le bois, la terre et la roche quand, en tendant l’oreille, il n’y a que le bruit des centaines de pas creusant le sentier. Le vrai calme des bosquets dormants, celui des cimes de la cordillère ou de la morne pampa; ceux là demeurent inaccessible si l’on ne se donne pas la peine d’aller les chercher.



Crayonné, los compadres et tonton Marco.
Un policier Italien qui fera toute la fin du trek avec nous.


Nous poursuivons le voyage vers le sud. Waldo dirige une entreprise de location dans la région, il nous fais signe de monter. « Qualité et Confiance » indique la carte de sa boite. Confiant et même sûr de lui. Le bonhomme laisse Arthur prendre le volant et se permet de piquer un petit somme sur le bout du route qui nous sépare de Punta Arenas. 

C’est la Babylone des hautes latitudes. Un vicieux mirage au milieu du désert. Chiens galeux, bars à putes… Les rues d’une ville entre deux océans, un port fantôme qui n‘a pas survécut à l‘ouverture de Canal de Panama. Une escale boudée, oubliée depuis que les navires marchands ne transitent plus par les eaux du Horn. Mais l’air du large fait toujours tourner les têtes et il suffit de quelques pas vers la costanera pour tomber sur les vestiges de cette belle époque. De vieilles coques d’anciens cap-horniers, squelettes d’acier décharnés, abandonnés au ressac mais dont les ombres suffisent à rappeler les grandes années de la marine à voile.



Cimetière de Punta Arenas, crayonné.


Chez Edouardo, on pose les questions dans une langue et on répond dans une autre. Nous restons dans cette auberge près de deux semaines. En réalité, nous attendons la réponse d’un courrier que nous avons adressés à l’armada chilienne pour embarquer à bord d’un navire de ravitaillement. Les transports civiles étant hors de prix, c’est le meilleur moyen que nous avons trouvés pour gagner Puerto Williams, la ville la plus australe du monde. Sur ce coup là, nous avions peut être vu un peu gros. Nous partons finalement pour un trek de plusieurs jours vers le Cap Forward. En route pour la pointe sud du continent américain.

A une cinquantaine de kilomètres au sud de Punta Arenas, la route s’arrête subitement. Comme si le bitume avait été avalé par la marée. Un ultime panneau indique pourtant « Faro San Isidro, deux kilomètres. Cabo Forward, trente-quatre » . A partir d’ici il n’y a plus que de la nature à l’état brut, sauvage. Et il faut tricoter avec la souplesse des éléments si l‘on veut continuer. La première nuit, nous gagnons une cabane de pécheur. Quatre murs abandonnés qui semblent ployer dans les rafales de vent marin. Nous dormons couchés sur le parquet ancien, à quelques pas du vieux poêle à bois, entre les chaises cassées et les bibelots poussiéreux.



La cabane du pêcheur


Un rayons de lune filtre à travers la fenêtre cassée. Il est cinq heure du matin. A tâtons dans l’obscurité, nous remballons les sacs de couchage. Il fait encore nuit quand nous quittons la cabane. Sur le chemin, il y a trois rios qu’on ne peut traverser qu’à marée basse. A demi-endormis, la tête enfoncée dans le col de la veste, nous progressons à la lampe torche et passons une première rivière en jouant les équilibristes sur un barrage de castor. 

Quand le soleil commence à pointer, dessinant les contours de la Terre de feu sur l‘horizon, nous avançons à travers une tourbière. Les chaussures de marches s’enfoncent dans cette grosse éponge gorgée d’eau et le second rio apparaît enfin. Il coule depuis les collines, traverse une immense plage déserte et se jette dans le détroit de Magellan. La rivière est glacée, on remonte le pantalon et on sert les dents. Encore une heure de marche avant le troisième et dernier rio. Nous arrivons juste à temps, la marée est déjà presque trop haute et l’eau nous arrive jusqu’à la poitrine. Vite un feu, un thé, histoire de se réchauffer et faire sécher nos affaires.



Trekking du Cabo Forward


Le lendemain, en marchant sur la plage, nous avons rendez-vous avec les baleines. Il y a le souffle du monstre quand son dos crève la surface. Et cette nageoire qui reste un temps suspendue en l’air, lorsqu’ayant suffisamment repris sa respiration, il plonge à nouveau dans les abysses. 

Sur le dernier kilomètre avant la pointe, le sentier gravit une falaise en haut de laquelle trône une énorme croix. Ascension mystique, nous croisons le regard des douze apôtres sculptées sur des bas reliefs en bois et disposés au bord du chemin. Et nous voilà au bout du nouveau monde. Là où les deux océans se rejoignent. Plus au sud, ce sont les îles de la Terre de Feu et les glaces de l’Antarctique. Quand nous regardons vers le nord, il y a là tout un continent. De la terre jusqu’en Alaska.



Cabo Forward, la pointe sud du continent américain. 
Los compadres et don Felipe,
El mas grande maricon de patagonia.



Textes - Hugo Charpentier
Photos - Arthur Courtois, Felipe Rubilar et Aurelia Cagnet
Illustrations - Arthur Courtois

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